Articles de presse

Les francs-maçons sont-ils appelés à disparaître ?

Le Tourangeau Jean-Philippe Marcovici, ex-n° 2 du Grand Orient, raconte à la NR son "voyage" en franc-maçonnerie et s'interroge sur l'avenir des loges.

Maçonnitudes. C'est le titre de son ouvrage. Jean-Philippe Marcovici raconte dans ce livre son demi-siècle au Grand Orient de France. Il y a gravi les échelons entre Tours et Paris pour en devenir le n° 2 national. Et il s'interroge sur l'avenir de l'institution dans une société qui balaie tous les vieux codes, repères intellectuels et autres idéologies.
Jean-Philippe Marcovici veut "démystifier" la franc-maçonnerie, un monde discret mais pas secret, assure-t-il : "Les francs-maçons sont des gens comme les autres, des gens ordinaires qui se réunissent dans un cadre extraordinaire. Ce ne sont pas des élites qui fomenteraient je ne sais quel complot ! Moi, j'y suis rentré en toute lucidité, à Tours en 1988, à l'âge de 35 ans."
Ce chirurgien-dentiste retraité se souvient de ses premiers pas chez les Démophiles au temple de la rue Courteline à Tours et des trois enquêteurs qui l'ont interrogé sur son parcours et ses motivations. Il n'a pas oublié son passage "sous le bandeau", les yeux bandés, devant les dignitaires qui l'ont cuisiné une heure durant avant de voter pour son intégration, avec des boules blanches et noires. Et il conserve un souvenir ému de sa cérémonie d'initiation symbolique, "car là, on se retrouve comme dans "La Flûte enchantée" de Mozart, au milieu des quatre éléments, terre, eau, air, feu".
Auprès de Jean Germain,
qui venait "pour se détendre"

L'apprenti deviendra compagnon puis maître maçon "occupant des fonctions dans la loge". Au Grand Orient, classé au centre-gauche de l'échiquier politique, il fait connaissance avec des enseignants, cadres moyens et supérieurs, représentants des professions libérales, des élus mais pas autant qu'on l'imagine. Parmi eux, Jean Germain, élu maire en 1995 : "Il venait en loge pour se détendre, s'exprimait peu mais prenait plaisir à être là, planchait de temps en temps sur des thèmes sociaux. Il aimait rester aux agapes. Il a fini maître. Sa position de maire n'a rien changé à notre loge des Démophiles. Son suicide (en 2015) a été vécu comme un drame chez les Démophiles, un gâchis."
Grâce à Jean Germain et à Jean Delaneau, ex-président du Département et ex-parlementaire "frère" à la GLNF (Grande Loge nationale de France), deux grandes expositions ont pu se tenir à Tours en 1997 et 2002 sur ce sujet hautement sensible. Jean-Philippe Marcovici en tire satisfaction mais reste sur un échec cuisant, une grosse amertume à ses yeux : Tours, grande ville maçonnique, s'est fait "voler" par le GOF de Paris son projet de musée de la Franc-maçonnerie de France dans les années 90, "un musée qui aurait été voisin de celui du Compagnonnage".
"La parole n'est pas
toujours suivie d'actes"

Chez les "frangins", on a beau être fraternel et humaniste, les coups bas, pressions, trahisons et règlements de comptes sont légions. L'ancien "vénérable" n'est pas tendre avec les siens : "On se tutoie tous, on se fait confiance, on se comprend mais la parole n'est pas toujours suivie d'actes, notamment chez les politiques." Les francs-mac' sont bien des monsieur-tout-le-monde avec leurs forces et faiblesses. Ils savent prendre de la hauteur mais se roulent aussi dans les bassesses du quotidien.
Autre coup de canif dans l'édifice : Jean-Philippe Marcovici n'a pas digéré de voir le Grand Orient attendre 2010 pour admettre les femmes en ses murs : "Ce n'est pas glorieux alors que l'obédience se réfère à la philosophie des Lumières." Fraternité, laïcité, mixité : le triptyque reste d'une actualité brûlante.
"Il n'y a pas plus
conservateur
qu'un franc-maçon.
On file un mauvais coton"

Enfin, l'auteur de "Maçonnitudes" jette un œil noir et inquiet sur le devenir de la noble "Maison". Franc-maçonnerie et réseaux sociaux sont deux mondes que tout oppose. La première s'appuie sur ses solides piliers du "temps long" et d'une profonde réflexion individuelle et collective. Les seconds vivent "d'immédiateté, de légèreté, de buzz et de zapping. L'image remplace les mots", se désole-t-il. "Il n'y a pas plus conservateurs que les francs-maçons qui se veulent pourtant des progressistes ! Alors, nous sommes en décalage, en perte de vitesse dans les pays anglo-saxons, nous vieillissons et filons un mauvais coton." Les cheveux blancs peuplent les loges, le sang neuf manque. "La franc-maçonnerie risque de devenir un club à l'anglaise, fermé sur lui-même. Il va falloir s'ouvrir, évoluer peut-être en ONG. On n'est plus dans l'après-guerre ni dans le bloc Est-Ouest, le mur de Berlin est tombé et la montée des nationalismes et extrémismes est bien réelle. Il faut réagir."
Malgré tout, Jean-Philippe Marcovici ne crache pas sur le "tablier". La franc-maçonnerie est au cœur de sa vie, "une alliance de la raison et de l'âme humaine", un lieu sacré où se tissent des liens forts et des amitiés durables.

Olivier POUVREAU

LA NOUVELLE RÉPUBLIQUE, janvier 2020


à chaud
"La classe politique plus à la hauteur"

> Origines roumaines. Jean-Philippe Marcovici a de lointaines origines roumaines et lituaniennes, une histoire familiale liée à ces juifs d'Europe de l'Est fuyant les persécutions antisémites, et liée à la Résistance. Son père a été lui-même un franc-maçon très connu. Il a été dentiste à Saint-Cyr-sur-Loire (1981-2016).
> Son livre. Il vient de sortir en librairie, "Maçonnitudes", aux éditions L'Harmattan, 272 pages, 27 €. L'auteur y raconte les luttes de pouvoir, pas à la gloire de ceux qui les mènent, et y règle quelques comptes. Il y parle de "l'égoïsme des administrés qui forcent les élus à la démagogie pour durer. La classe politique n'est plus à la hauteur des enjeux". Jean-Philippe Marcovici compare aussi la franc-maçonnerie à une "gérontocratie".


https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/l-ex-...

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